Clara :

Féroce est une évidence. Une de ces évidences qui perdent en clarté dès qu’on y pose des mots et des explications. Mais essayons.

Presque tous les matins depuis que nous préparons Féroce, des phrases sans début ni fin se forment dans ma tête pour raconter une intention. Une pensée primitive, entre le sommeil et le réveil, à laquelle je crois dur comme fer.

Sauf qu’elle s’évapore à la première gorgée de thé.

Elle file entre mes doigts dès que j’essaie de l’attraper une bonne fois pour toutes. Mais ce matin, une autre évidence me vient à l’esprit : si je n’arrive pas à figer Féroce c’est parce que ce mot/nom désigne une matière vivante, un besoin viscéral, un truc qui se loge dans les tripes, le cœur. Une urgence de prendre soin de nos âmes et de nos cerveaux.

De dire : lire, c’est s’émanciper. Lire, c’est espérer. Lire, c’est résister. C’est aimer. C’est regarder. Écouter. Comprendre.

Donc, encore un matin, quelques semaines avant de galérer à vous expliquer Féroce, je me lève aux aurores et termine la lecture de L’art de la joie de Goliarda Sapienza. En finissant ce chef d’œuvre absolu de liberté et de rage de vivre, je croise le mot « féroce ». Comme un personnage de bande dessinée qui aurait mis la tête entre deux cymbales, je suis sonnée. Illuminée ?

Ce que je sais, c’est qu’une pensée vient de me sauter dessus : « féroce » résume exactement ce que j’éprouve pour la littérature, comme si lire répondait à un instinct de survie.

J’appelle ma sœur adorée — lectrice passionnée et écrivaine — et je lui propose de lancer un book club dont le nom serait « Féroce ». Pas besoin de rentrer dans le détail : elle comprend immédiatement où je veux en venir.

Elle accepte à la minute et me parle de la revue Aventures. Puis : le sublime édito de Yannick Haenel qui cherche une réponse à la question Que fait la littérature ? dans lequel on boit chacun de ses mots. Qu’on aimerait citer intégralement pour qu’aucune synthèse n’écorche sa beauté.

L’évidence encore, à laquelle nous voulons participer : Parler à celles et ceux qui écrivent. À celles et ceux qui lisent.

Donner de la voix aux personnes qui savent ce besoin — ce soin que nous apportent les mots et les pensées.

Voilà ce qu’aimerait être Féroce.


Clémence :

Le matin où Clara m’a appelée avec l’idée de Féroce, sa fille, adolescente, venue passer le weekend chez moi, était en train de préparer son petit-déjeuner à mes côtés. Ma fille de deux mois était dans mes bras. C’était déjà un moment de grâce.

Depuis mon retour en France après presque dix ans aux Etats-Unis, j’avais une envie que je n’arrivais pas à mettre en forme : une envie de communauté, de célébration de la littérature, d’événements. Une envie de cool.

Un peu vague, mon envie, mais elle ne me laissait jamais tranquille.

Il n’y avait que ma soeur pour taper aussi bien dans le mille.

J’ai décroché et elle m’a dit : “Ce sera un book club, et ça s’appellera Féroce.”

Avec ce mot, féroce, ma sœur a éveillé en moi une lueur de révolte.

Révolte contre l’instantané, les bribes algorithmiques qui nous inondent et qu’on consomme d’un coup de pouce sur un écran pour les oublier dans l’instant.

Révolte contre tous ces paragraphes attendus, générés, faits pour nous attraper sans rien nous donner de fort en retour. Junk food.

Ce n’est pas juste une question de littérature. Le nerfs de la guerre, c’est vraiment la lecture.

Cette activité qui rend l’oisiveté intense, qui fait d’un acte solitaire une ouverture sur le monde, cette pratique qui nous rend plus unique et nous donne de la force.

Cette pratique rebelle et intemporelle qui est Féroce.